Émile Delahaye (An. 1859)

En 1900, les "Formule 1" françaises avaient pour nom Delahaye... Cet ingénieur a su intégrer, dans ses automobiles, les innovations qui en feront des mythes.


Émile Delahaye naît le 16 octobre 1843 à Tours, où son père, Pierre-François, est maître tapissier et son oncle, Théodore, ferblantierlampiste. Il entre à l'École impériale d'Arts et Métiers d'Angers le 1er octobre 1859 et, après deux années fort brillantes (il est major), en sort le 4 août 1863 avec la 4e médaille.
Le jeune gadzarts commence sa carrière comme dessinateur aux ateliers Cail & Cie, spécialisés dans le matériel ferroviaire. On lui confie rapidement un poste d'ingénieur. Au cours de la guerre de 1870-1871, il est ingénieur délégué à la commission régionale d'artillerie du Nord-Ouest. La paix revenue, il réintègre la société belge Cail en tant qu'ingénieur en chef et épouse près de Tours, le 11 novembre 1873, Adèle Blanchet, fille d'un entrepreneur de travaux publics. Envoyé à Bruxelles, il est promu responsable de l'usine Cail Halot, mais il sera contraint de quitter ce bel emploi à cause du climat du Nord, que son épouse et lui supportent difficilement.

De retour dans sa ville natale en 1878, il prend la direction de l'usine de Louis-Julien Brethon, qui fabrique des machines agricoles et des outillages pour tuileries et briqueteries depuis 1845. Succédant au fondateur le 30 juin 1879, il développe considérablement l'entreprise et la diversifie avec la création d'un département de machines à vapeur, de moteurs à gaz puis à pétrole, ainsi que de pompes.

Ingénieur de talent, il crée, en 1888, un moteur à combustion interne pour les bateaux. L'année suivante, il obtient une médaille d'or et deux d'argent à l'Exposition universelle de Paris. Il décide de se lancer finalement dans la construction automobile. À l'époque, d'autres précurseurs tels Levassor, Panhard, Peugeot... réalisent aussi des voitures, mais à partir de moteurs à pétrole fabriqués sous licences allemandes, Benz ou Daimler. Émile Delahaye va créer et fabriquer la première automobile cent pour cent française, intégrant le châssis, la carrosserie et le moteur.
Son premier modèle, la célèbre "Type 1" portant la marque Delahaye, est conçue et fabriquée 34 rue du Gazomètre, à Tours. Elle sera présentée et commercialisée dès 1894, puis lors du premier Salon de l'automobile qui se tient du 6 au 20 juin 1895 dans la galerie Rapp, au Champ de Mars à Paris.
Dès le 15 octobre 1895, Delahaye prend le brevet français 251010 pour son fameux système de refroidissement en circuit fermé à eau, avec une pompe de circulation et un radiateur constitué d'un serpentin en cuivre rouge. Il est évidemment le premier à utiliser un tel système.
C'est pour faire connaître la valeur de ses voitures qu'Émile Delahaye choisit, comme publicité, de s'engager dans la compétition. Il n'hésite pas à prendre lui-même le volant de sa Type 1, dans des courses mémorables, comme en 1896 la Paris-Marseille-Paris (1 710 km à parcourir en 10 étapes, à la vitesse moyenne de 25 km/h). Sa voiture, équipée à l'arrière d'un moteur à deux cylindres horizontaux bien équilibré, d'une puissance utile de 6 ch (régime normal 450 t/min), se comporte admirablement, malgré des conditions de courses abominables. Le refroidissement par circulation d'eau, dans des tubes repliés en serpentins disposés au-dessus des roues avant, se montre très performant. L'allumage est électrique : une bobine d'induction, alimentée par un accumulateur, dont l'avance réglable suit le régime du moteur. La transmission intermédiaire et le changement de vitesse se font par courroies et poulies. Les roues sont munies de pneumatiques Michelin. L'empattement est augmenté pour une meilleure stabilité, mais aussi une meilleure habitabilité. La plupart des concurrents en sont encore aux voitures hippomobiles (dont le moteur, à l'avant, remplace les chevaux et émet une odeur peu agréable), aux bandages en caoutchouc plein increvables, (mais peu confortables sur des routes caillouteuses), à l'allumage par des tubes de platine portés à l'incandescence (peu performant)...

Émile Delahaye aime se démarquer en faisant appel d'emblée à des solutions d'avant-garde dont il a l'entière paternité. Il ne copie pas, mais innove et se préoccupe de donner à sa voiture un aspect "élégant et élancé, qui habitue le regard à ne plus chercher les chevaux devant la voiture".

Rapidement, les résultats des courses (premier au Paris-Dieppe en 1897, premier au Paris-Amsterdam-Paris en 1898) portent leurs fruits. Il se lance alors dans la fabrication "industrielle", en série, des voitures. Il crée des montages d'usinage et des calibres pour chaque pièce. La qualité s'accroît, le prix de revient s'abaisse. Et, croulant sous les commandes, sa petite usine de 75 personnes ne peut satisfaire la demande. À tel point que, par manque de place, le montage des voitures doit être parachevé dans les rues voisines...

Dès 1898, une implantation parisienne se révèle nécessaire. Avec de nouveaux associés, Léon Desmarais et Georges Morane, la maison-mère se déplace au 10 de la rue du Banquier, dans le 13e arrondissement, à quelques pas de l'Ensam Paris actuelle. D'imposants bâtiments modernes sont édifiés. Là verront le jour de nombreux véhicules, la "gamme" s'échelonnant à travers le monocylindre de 1,4 ch et les bicylindres de 4,5 et 6 ch. Les premiers véhicules utilitaires, des autobus, apparaissent. Puis, en 1900, Émile Delahaye lance un nouveau modèle de voiture avec moteur de 14 ou 18 ch. Sous son impulsion, la firme se taille une grande réputation pour la qualité, la solidité extrême voire la robustesse de ses fabrications, ainsi que l'élégance et le confort de ses produits, mais aussi pour leur faible consommation, argument encore peu porteur à l'époque.

Cependant la santé affaiblie du fondateur complique les choses. Dès 1899, il doit s'entourer de collaborateurs talentueux, dont Charles Weiffenbach (1870-1959), le mythique "Monsieur Charles", qui occupera successivement, de 1898 à 1954 (soit pendant plus de cinquante ans) les postes d'ingénieur en chef, de directeur des usines puis de directeur général.

Le 31 janvier 1901, comme envisagé lors de la constitution de la maison "Émile Delahaye et Cie", Émile passe les rênes de l'entreprise qu'il a créée, développée, mise sur les rails du succès. Sa santé fragile l'a beaucoup diminué. Désormais, ses deux associés, Desmarais et Morane, sont seuls chefs de l'entreprise. Monsieur Charles veillera à l'évolution technique de la marque Delahaye et, dès 1906, à la bonne marche de l'entreprise. Ne souhaitant pas développer plus avant des voitures de course déjà trop éloignées des voitures demandées par la clientèle, la marque abandonne la compétition dès 1902, pour se consacrer uniquement et définitivement à des voitures de tourisme robustes, élégantes et économiques, ainsi qu'à des véhicules utilitaires. Mais l'innovation reste de mise. Delahaye utilise les moteurs à 4 cylindres. La (type) 10 B a droit à deux moteurs de 9 et 12 ch verticaux, placés à l'avant, mais le haut de gamme de la marque arrive à tirer 28 ch d'un "majestueux" 4,9 l. Ce qui fait, dès 1904, pas moins de 2 bicylindres et trois 4 cylindres, dont le plus huppé est déjà un... 8 l !

Émile Delahaye, retiré dans sa propriété de "La Roche fleurie" à Vouvray, non loin de Tours, meurt sans descendance le 1er juin 1905, à Saint-Raphaël (Var) où il était en villégiature. Il est inhumé à Vouvray le 7 juin 1905 dans la chapelle funéraire de la famille, en présence d'une foule nombreuse. Il n'assistera pas à l'incroyable réussite de sa marque. Rachetant de nombreuses sociétés, notamment Chaigneau-Brasier (Ch. 1880) en 1933 et Delage (An. 1890) en 1935, elle persistera pendant plus de soixante ans, jusqu'en 1955. Les voitures Delahaye survivantes sont parmi les pièces les plus prestigieuses des musées automobiles. Le Club Delahaye, particulièrement dynamique, fait revivre sur les routes d'Europe ce brillant passé, partie intégrante du patrimoine technologique français.

Jean-Louis Eytier (BO. 68)

 
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