Joachim
Estrade - Aix
1873
Si les premiers éclairages
de rues à Paris datent de la fin du 17e siècle
avec chandelles puis lampes à huile, il a fallu attendre
le milieu du 19e pour voir le gaz de ville les remplacer,
mais dès la fin du 19e, l'électricité
arriva en force . Dans toutes les régions et surtout
dans les villes d'une certaine importance, des pionniers
se lancèrent dans l'aventure de l'électrification
et un certain nombre d'entre eux réussirent Parmi
eux, Joachim Estrade fut l'homme de l'électrification
dans toute la vallée de l'Aude ( Aude et Pyrénées
orientales).
Il est né le 9 janvier 1857 à Beyrède-Jumet
(Hautes Pyrénées), fils de Jean Estrade, instituteur
communal à Camous et de Jeanne Marie Mont, son épouse
; un des témoins à la déclaration de
naissance est instituteur public à Beyrède-Jumet.
Il passe sa petite enfance beaucoup avec son grand-père,
un géant, ancien grenadier de la garde.
A douze ans, il est envoyé dans une institution religieuse
mais il est renvoyé rapidement après avoir
manifesté son indépendance en lançant
un dictionnaire latin à la tête du père
supérieur. Il est alors mis en pension au collège
à Carcassonne où il prépare les Arts
et Métiers et y est admis en 1873. Il en sort en
1876 major de sa promotion.
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Il entre aux Ponts et Chaussées
où il travaille aux chemins de fer. C'est ainsi qu'il est
amené à connaître la haute vallée de
l'Aude et ses habitants. Or dans les années 1880-90, on
parlait beaucoup de l'éclairage par l'électricité,
il fait un projet pour l'éclairage public de la ville de
Quillan et le soumet aux édiles municipaux. Adjudicataire,
l'éclairage public de Quillan avec 67 lampes remplaçant
trois douzaines de lampes à pétrole, va lui servir
de banc d'essai.
En fait, pour ce nouveau produit qu'était l'électricité,
les difficultés étaient de trois ordres : techniques,
de concurrence avec un autre produit installé, le gaz,
et d'ordre politique car la décision était le fait
d'hommes politiques soumis aux pressions habituelles. Pour donner
une idée des arguments contre l'électrification,
on peut citer quelques perles :

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Faisons des vux pour que le nouvel éclairage
éclaire les électeurs (de Carcassonne) et leur
fasse voir que les promesses républicaines ne sont
que des mirages trompeurs
- Des savants sont prêts à accuser le courant
électrique de favoriser, par la condensation des bactéries,
le développement des maladies épidémiques.
- Une lampe de 10 bougies donnant un pouvoir éclairant
de un " carcel ", est équivalente à
un bec de gaz ordinaire dépensant 105 litres à
l'heure (suit un calcul démontrant que le gaz est moins
cher.) |
C'est dans ce climat que Joachim Estrade
crée en 1891 son entreprise, la " Société
Méridionale d'électricité "ayant comme
objet " les usines, les forces hydrauliques et les forces
électriques. "
S'enchaînent alors très rapidement les réalisations,
par exemple :
- l'éclairage d'Alet-les-Bains
en 1891
- l'éclairage de Carcassonne, à partir de 1891
- l'éclairage de Narbonne à partir de 1893
L'éclairage public ne doit pas
faire oublier l'éclairage pour les particuliers pour lesquels
il avait opté pour l'abonnement au nombre de lampes, rendu
possible par l'invention du " basculateur Estrade "
réglé pour couper le courant si l'on dépassait
ce nombre.
Distribuer l'électricité supposait que des usines
soient construites, soit par reconversion d'usines existantes,
soit par constructions nouvelles. Les villes ci-dessus ont été
alimentées :
- Quillan, par reconversion d'une ancienne
scierie pour une puissance de 40cv
- Carcassonne, par reconversion d'une usine au fil de l'eau,
pour " lainer et tondre les draps ", puis au début
du siècle, par transformation de cette usine en centrale
thermique pour une puissance de 300 kw.
- Narbonne, par une centrale thermique installée sur
l'ancien " terrain des pestiférés "
à proximité du canal de la Robine.
Distribuer voulait dire aussi transporter
de l'usine aux villes une électricité qui
était en courant continu, ce qui empêchait
le transport sur de grandes distances. Une seule expérience
industrielle en courant alternatif avait été
faite en Italie, sans lendemain. Joachim Estrade conçut
le projet de transporter sur une centaine de communes de
l'Aude plusieurs milliers de KW sous une tension alternative
de 20000volts. Cette décision, pour l'époque,
était très audacieuse et les soutiens étaient
rares. Pour ce faire, il créa une filiale, la "
Société méridionale de Transport de
Force " qui mit en service fin 1900 une première
grosse centrale hydroélectrique dans les gorges de
St Georges. Un canal d'amenée permettait de disposer
d'une chute de 100m alimentant des turbines Pelton pour
une puissance totale de 4000 à 6000cv suivant les
saisons. Le transport du courant se faisait par une ligne
en courant alternatif à 20000 volts. On imagine facilement
les problèmes posés par l'installation d'une
ligne dans un relief aussi accidenté (crêtes
à 1000 m) et les problèmes ensuite de l'exploitation
d'une ligne à haute tension ( orages, vent, neige,
tenue des isolateurs, oiseaux de proie provoquant des court-circuits,
animaux nuisibles dans l'usine, etc.) Après l'incendie
de cette première usine, une deuxième est
construite en 1914 à Gesse avec une chute de 200m,
une puissance de 6000kw et une ligne de transport à
35000 volts.
Dépassant le problème de la seule production
d'électricité, un barrage est construit ensuite
à Puyvalador pour régulariser le cours de
la rivière, très demandé par les agriculteurs
pour l'irrigation, et permettant aussi d'exploiter par d'autres
usines toute la haute vallée de l'Aude. Ce barrage
poids, le seul à cette date barrant une vallée
des Pyrénées, permet une retenue de 10 millions
de m3 et est inauguré en 1928 par le Président
de la République Gaston Doumergue, le premier discours
étant celui de Joachim Estrade, accueillant les invités.
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En 1936, les usines installées développaient
une puissance de 44000cv et alimentaient par 3000km de lignes
haute tension, 425 communes et 400000 habitants.
On ne peut oublier, qu'en plus d'être un chef d'entreprise,
Joachim Estrade a été vice-président en 1921
puis de 1924 à sa mort en 1936, président de la
Chambre de Commerce de Carcassonne. Au delà des réalisations
techniques telles que le " poteau noir " ou " poteau
Estrade ", obtenu par imprégnation de créosote,
ce qui l'amène à s'inquiéter de la gestion
des forêts, il a des vues d'ensemble de l'économie
régionale où il s'impose rapidement. Il est d'ailleurs
vice-président de la 10e Région économique.
Il est soucieux des problèmes des agriculteurs ; il est
un des premiers administrateurs de la Caisse Régionale
du Crédit Agricole et en 1914, il offre à la Banque
de France la signature de sa Société pour garantir
un emprunt des vignerons. Il soutient la création d'une
fromagerie coopérative à Saissac et contribue à
créer le Frigorifique de Nissan , destiné à
la fabrication du jus de raisin frais, pour écouler la
surproduction viticole. Il crée enfin en 1920 la Société
d'Electro-Motoculture pour vulgariser l'emploi de l'électricité
à la ferme.
Il a acquis la réputation d'un "
patron social " en créant au sein de sa Société
, dès 1904, une caisse de prévoyance et d'assurance,
puis de congés payés et des aides pour les études
des enfants de ses employés.
Veuf sans enfant, il épouse en 1926 Jeanne Marguerite Vinceneau
qui avait deux enfants d'un premier mariage et dont il aura un
fils, René. L'épouse de celui-ci, Céline
Estrade, se souvient très bien de son beau-père
et le décrit comme quelqu'un qui n'était pas seulement
un ingénieur, mais aussi un commerçant et un homme
d'entreprise aux vues très larges. Quelque temps avant
sa mort, il épaule son fils qui reprend l'entreprise. Sa
vie a été consacrée essentiellement au travail
; quand il prenait quelques vacances, c'était dans la propriété
qu'il avait acquise dans l'Aude, entre St Denis et Saissac.
Joachim Estrade est décédé le 13 février
1936 et est inhumé à Caunes Minervois.
Il était Officier de la Légion d'honneur. Une rue
porte son nom à Carcassonne et un monument rappelle son
souvenir à Puyvalador.
Edmond De Andréas - Aix 45
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