Charles-Albert
Keller (An. 1890)
Né dans un petit village de Lorraine, Charles-Albert Keller
a créé ex nihilo un empire dauphinois de lélectricité
et de la sidérurgie.
Charles-Albert Keller naît
le 1er janvier 1874 à Romagne-sous-Montfaucon, dans
la Meuse.
Ce charmant petit village de 165 habitants héberge
aujourd'hui sur son territoire le plus grand cimetière
militaire américain de la Première Guerre
mondiale. Charles-Albert est issu d'une famille modeste.
Son père Alphonse est percepteur, sa mère
Marie-Augustine - née Lombard - reste au foyer. Un
grand-père aubergiste et un oncle cafetier ne le
prédisposent guère à devenir capitaine
d'industrie. Et pourtant...
Sa famille étant venue s'établir
à Saint-Ouen, il intègre l'École d'Arts
et Métiers d'Angers en 1890, en compagnie d'un certain
Louis Delage. Après un premier poste au Bureau des
études des ateliers de la Marine (Farcot, Saint-Ouen),
il rejoint le 1er novembre 1896 le Bureau d'ingénieurs-conseils
électrométallurgistes. C'est une "PME
innovante" de l'époque, dirigée par Gustave
Gin (Ch. 1875). Il y développe des fours électriques
industriels de différents types. En 1899, il prend
à son nom le brevet d'un four à deux électrodes.
Ce four équipera finalement 18 usines en Europe et
en Amérique. Il n'a que 25 ans...
Chercheur et entrepreneur dans l'âme, Charles-Albert
quitte rapidement sa condition de salarié. En 1900, il s'associe
avec Henri Leleux (38 ans). Dans leur usine de Kerousse
(Morbihan), ils fabriquent au four électrique du carbure
de calcium.
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Ce produit constitue à l'époque la seule source
connue d'acétylène, gaz d'éclairage alors très employé (mais qui
n'est plus guère utilisé de nos jours que pour les lampes des
spéléologues). Une petite chute d'eau produit l'électricité nécessaire.
Malgré sa faible puissance, Charles-Albert met au point la fabrication
de plusieurs produits sidérurgiques, dont des aciers au chrome
utilisés pour les blindages. En 1901, il parvient - c'est une
innovation - à produire de l'acier dans un four électrique. Il
présente ses résultats au premier Congrès de la Houille blanche
à Grenoble, en 1902. Dès lors, sa trajectoire professionnelle
prend son orientation définitive. Sans attendre, il recherche
dans le Dauphiné un site industriel dont les dénivelés
peuvent fournir la puissance hydraulique dont il a besoin. Il
remarque une usine de carbure de calcium abandonnée, à Livet.
Cette commune (aujourd'hui Livet-et-Gavet) se niche à 620 m d'altitude
dans la vallée encaissée de la Romanche, à 20 km au sud-est de
Grenoble (voir AMM de janvier-février 1997). Charles-Albert Keller
y implante le noyau de toute une structure de production d'acier
et d'électricité. Dès 1902, le gadzarts met en service une première
batterie de fours électriques de 1 250 ch. Puis il augmente la
puissance de la chute d'eau de 60 m (20 000 ch. en 1926).
L'industriel trouve aussi le temps de se marier. Marie Mathis,
sa première épouse (il en aura trois), est une Alsacienne de 22
ans. Ils s'unissent en 1906 à Paris VIIIe, où Charles-Albert a
un logement, rue de Moscou. La même année, à 32 ans, il crée les
structures juridiques nécessaires à son développement: la société
Keller et Leleux S.A., au capital de 3 500 000 F - en francs-or,
soit 10 millions d'euros aujourd'hui. Un an plus tard, il réussit
à traiter directement le minerai de fer dans un four spécial:
c'est le haut-fourneau électrique. Mais la grande réussite de
Keller sera en 1908 l'obtention de fonte synthétique, au four
électrique, à partir de ferrailles et de charbon. Ce procédé devient
pendant la Grande Guerre d'autant plus stratégique que les mines
et hauts-fourneaux du Nord et de l'Est sont indisponibles. Charles-Albert
reste donc à son "poste de combat" : la direction de ses usines,
que la Défense nationale sollicite fortement. Pour augmenter la
production, il a besoin de davantage d'énergie. À cet effet, il
construit en 1916 l'extraordinaire centrale des Vernes, où il
manifeste son goût pour l'architecture (voir encadré). Entre 1914
et 1918, Livet fabrique 120 000 t de fonte pour les obus de gros
calibre. Une voie ferrée qui escalade la vallée alimente l'usine
en ferrailles et évacue la production. En 1919, les insignes de
chevalier de la Légion d'honneur récompensent Charles-Albert Keller
- un des premiers civils ainsi distingués - pour cette contribution
exceptionnelle à l'effort de guerre. Il a entre-temps divorcé,
et en 1923, il épouse Maria-Marguerite Moulins (33 ans), à Paris
VIIe. À l'Exposition internationale de la houille blanche de Grenoble,
en 1925, l'ingénieur promeut ses conceptions novatrices de l'électrométallurgie
et de l'emploi de l'électricité hydraulique... et est promu officier
de la Légion d'honneur.
Membre influent du Conseil supérieur de
l'Exposition, il y participe également par le stand des Établissements
Keller et Leleux. En 1927, il installe à Livet un nouveau
four géant, qui contribue à augmenter la consommation d'énergie.
Charles-Albert Keller construit donc de nouvelles centrales.
Il équipe les deux chutes du Bâton (l'une de 560 et l'autre,
de 1 100 m, un temps la plus haute chute de France). Il construit
ensuite la centrale de l'île Falcon (lac Mort, au plateau
de Laffrey), et enfin celle de la Roizonne. Ces centrales,
reliées entre elles, fonctionnent en réseau. Le lac Mort constitue
le réservoir principal des six centrales, reliées en outre
à la centrale de Saint-Guillerme (barrage du Chambon, en Haute-Romanche).
En 1938, la production électrique totale atteint 125 000 MWh,
partagés presque également entre les fours de Livet et l'alimentation
électrique de Grenoble (à comparer aux 560 000 MWh de la nouvelle
centrale de Gavet, en projet actuellement). |
LA CENTRALE DES VERNES,
CATHÉDRALE À LA GLOIRE DE L'EAU
Classée Monument historique, la centrale des Vernes illustre
de façon théâtrale la puissance motrice de l'eau. De grandes
baies vitrées percent ses deux bâtiments massifs, éclairant
le hall intérieur carrelé. Leur charpente métallique à voûtains
supporte la terrasse, desservie par un escalier à deux volées.
Un jardin à la française y était aménagé. Le bassin de décharge
ressemble à une fontaine monumentale, et deux tuyaux de 2,50
m de diamètre amènent l'eau aux turbines. Cette centrale produit
toujours de l'électricité EDF. La future centrale hydro-électrique
de Gavet devrait la remplacer après 2010, ainsi que les cinq
autres centrales de la vallée de la Romanche. La centrale
des Vernes et la façade de l'usine de Livet sont les deux
seuls bâtiments industriels préservés dans ce projet. |
Charles-Albert dirige cet ensemble depuis le
"bureau promontoire", pièce de sa villa bâtie en rotonde sur pilotis,
qui domine les installations de Livet. On le connaît comme un
patron social, créant toutes sortes d'avantages pour son personnel
(logement, magasins, mutuelle). L'industriel fait l'acquisition
en 1919 du château historique de la Veyrie (à Bernin, dans l'Isère),
qui deviendra sa résidence secondaire. Il est membre du Comité
de la Société des ingénieurs Arts et Métiers de 1920 à 1923 et
préside ensuite le Groupe régional Arts et Métiers du Dauphiné.
En 1937, il contribue largement à l'édification du Centre régional
XII - Dauphiné pour l'Exposition internationale de Paris. L'année
suivante, élu président de la Chambre de commerce de Grenoble,
il devient commandeur de la Légion d'honneur.
Infatigable, il lancera d'autres grands projets, par exemple l'aéroport
de Grenoble et la Maison du Dauphiné à Paris : "Certaines missions
dans la vie ne connaissent pas de retraite, professe-t-il. Elles
doivent naturellement se prolonger en vertu d'une tacite reconduction
de l'existence et de soi-même. Leur cessation n'est pas à notre
propre gré."
À 57 ans, en 1931, il épouse en troisièmes noces à Paris XVIIe
Louise Adèle Marie Trochet (43 ans), dont il a eu un fils, Albert.
Mécène, il finance l'installation des vitraux de l'église paroissiale
de Livet, où figurent les usines... et leur fondateur ! Charles-Albert
s'éteint le 22 octobre 1940, à Grenoble. Il repose au cimetière
de Livet. Le dernier four de Livet s'est arrêté en 1967, mais
les centrales tournent toujours.
Pierre Tarrissi (Aix 1970)
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