Henri VERNEUIL Henri (Achod Malakian) - Aix 1940

Héros d'une histoire d'intégration exemplaire, le grand cinéaste d'origine arménienne,
aux films inoubliables, était aussi un ingénieur.


Apatride... C'est le premier mot de français qu'apprennent ces Arméniens fuyant la Turquie, qui débarquent à Marseille un matin de décembre 1924: le fonctionnaire de police le marque au tampon encreur sur leurs passeports, les autorisant ainsi à rester en France. Ils sont cinq : le père, Agop Malakian, sa femme Araxi, les deux soeurs de cette dernière Anna et Gayané, et un garçonnet de quatre ans, Achod, né le 15 octobre 1920 à Rodosto (Turquie). Avec pour tout bagage un lourd ballot porté par le père, et pour toute fortune huit pièces d'or camouflées dans les boutons de la robe de la mère, ils s'installent au 109, rue Paradis. C'est presque un taudis. Dès le lendemain de leur arrivée, le père s'embauche comme manutentionnaire aux Raffineries de sucre Saint-Louis ; quelques semaines plus tard, les trois soeurs trouvent des emplois de chemisières à domicile.
Car il faut vivre, et avec un objectif absolu : faire faire des études au petit Achod. Malgré les difficultés évidentes et constantes auxquelles se heurtent ces réfugiés aux maigres ressources, qui parlent à peine français, jamais le clan ne perd l'espoir. Même lorsqu'il rentre épuisé de son dur labeur (de nuit, parce c'est mieux payé), le chef de famille, conteur merveilleux, narre à son Achod des histoire charmantes qui le font rêver. En dépit de son isolement à l'école où, au début, le petit garçon souffre de sa situation d'immigré, la tendresse chaleureuse de tous les instants qui l'enveloppe lui assure un épanouissement certain et la promesse d'un avenir meilleur. En connivence permanente et totale, cette cellule familiale s'organise pour le protéger, le soutenir, l'encourager.

Il gardera toute sa vie la marque de cette relation familiale si forte. Il entre bientôt à l'Institution Melizan, école privée réputée où ses parents l'ont inscrit, au prix de lourds sacrifices financiers, pour qu'il étudie dans les meilleures conditions. Mais il se sent exclu par ses camarades issus de la "bonne société" marseillaise, et compense sa solitude en se racontant des histoires.

Achod a sept ans lorsque, un certain 24 avril 1927, son père l'emmène à une réunion commémorant le massacre des Arméniens commis en 1915 au nom du panturquisme. Il découvre, bouleversé, la terrifiante histoire de son peuple. Il entrevoit aussi, petit à petit, le passé de sa famille : son père, armateur de pêche, possédait vingt bateaux, une belle maison et des domestiques, un grand jardin dont il se rappelle seulement les roses...

Tout cela, ils ont dû l'abandonner. Le poids du passé, le vécu quotidien amènent doucement le jeune garçon à imaginer son avenir avec une grande ambition, pour sortir les siens de leur situation précaire. Un jour, il déclare à sa famille ébahie qu'il veut devenir "ingénieur mécanicien de la Marine militaire". Pour y arriver, le chemin passe par les Arts et Métiers.
Le garçon se retrouve pensionnaire à Aix-en-Provence pour préparer, en quatre ans, le concours d'entrée. L'an 1940 arrive et, malgré les événements, le concours d'entrée a lieu en juillet. Achod Malakian est reçu "à titre étranger": il ne sera naturalisé que vingt-cinq ans après son arrivée sur le quai de la Joliette, par un décret du 4 novembre 1949.
Pendant ses trois années à Aix, "Malaks" participe activement aux activités de sa promotion, développant des animations avec un sens musical et artistique évident, mais faisant aussi preuve d'originalité et de caractère. Lors d'une fête traditionnelle, il joue le rôle d'un metteur en scène en plein tournage devant une caméra de carton: hasard prémonitoire ou prémices d'une vocation ?
Son diplôme en poche, il s'oriente d'abord vers le journalisme. De 1944 à 1946, il est rédacteur en chef du magazine "Horizon", puis critique cinématographique et radioreporter. C'est alors qu'il s'essaye au court-métrage. En 1947, sa rencontre avec Fernandel et l'amitié qui en découlera seront des éléments déterminants de sa carrière. L'acteur accepte de tourner avec lui, un inconnu, un court-métrage sur Marseille: "Escale au soleil". Le gadzarts poursuit dans cette voie comme assistant de réalisation, en 1969. En 1951, il tourne enfin son premier grand film, avec Fernandel: "La table aux crevés", d'après Marcel Aymé. C'est un succès. À tel point que les deux hommes feront encore sept films ensemble. Le jeune réalisateur est devenu entre-temps Henri Verneuil. "Dès cette époque, soulignerat-il plus tard, j'ai toujours fait ce métier avec entrain et jubilation. Si on tourne un film avec plaisir, on évite l'ennui à coup sûr. Tout le monde aime une histoire bien racontée : à l'écran, c'est la même chose. Il faut savoir placer la caméra au bon endroit et avec le bon angle, pour donner à l'histoire le maximum de vérité et de vie. Cet art de raconter, avec des moyens visuels, me vient sans doute de mon père qui possédait ce merveilleux talent souligné de gestes expressifs."

À la suite de Fernandel, de nombreux acteurs jouent dans les films d'Henri Verneuil : Jean-Paul Belmondo (dans huit films), Jean Gabin, Alain Delon, Lino Ventura, tous trois réunis dans "Le clan des Siciliens" en 1969, suivi de "Le casse" en 1971. Au vu de sa réussite, on reproche au réalisateur de faire du "cinéma commercial". Il se défend d'avoir un message à délivrer, et dit se contenter de tourner des films qu'il aurait envie de voir. Et comme il a de nombreux points communs avec le spectateur moyen, ses productions rencontrent le succès. Tant pis pour les cinéastes moins heureux que lui et que le public boude régulièrement : ce sont, dit-il, "des petits profs de philo".

Au terme d'une filmographie impressionnante (voir encadré), il place en point d'orgue de son oeuvre deux films très personnels : "Mayrig" en 1991, "588 rue Paradis" en 1992. Mayrig, cela veut dire "Maman" en arménien... Après la disparition d'Araxi en 1982, à 87 ans, Achod Malakian a publié un livre sous ce titre, pour conter cette histoire d'amour d'un fils avec ses parents, avec son sens profond de la famille. Lui-même, marié, a eu d'abord deux enfants, Patrick et Sophie ; puis, après un divorce et un remariage en 1984, sont nés Sevan et Gayané. Commandeur de la Légion d'honneur, chevalier des Arts et Lettres, Henri Verneuil reçoit en 1973 le prix Nessim Habif en l'hôtel d'Iéna, des mains de Pierre Chaffiotte (Cl. 35), président de la Société.

UN CONTEUR DE BELLES HISTOIRES EN IMAGES
Parmi les 35 films d'Henri Verneuil figurent nombre de grands succès : "L'ennemi public n° 1" en 1953, "Le mouton à cinq pattes" en 1954, "Une manche et la belle" en 1957, "La vache et le prisonnier" en 1959, "Le Président" en 1961, "Un singe en hiver" en 1962, "Mélodie en sous-sol" et "Cent mille dollars au soleil" l'année suivante, "Weekend à Zuydcoote" en 1964, "La vingt-cinquième heure" en 1967, "Le serpent" en 1972 (qui réunit Henry Fonda, Yul Brynner, Dirk Bogarde, Philippe Noiret, Michel Bouquet), "Peur sur la ville" en 1974, "I... comme Icare" en 1979, "Mille milliards de dollars" en 1981, "Les Morfalous" en 1984.

Le Grand prix de l'Académie française lui est remis pour l'ensemble de son oeuvre, ainsi qu'un César d'honneur. "Mayrig" lui vaut le Grand prix de l'Académie du cinéma. Enfin, lors de sa réception sous la coupole de l'Institut de France en décembre 2000 (voir AMM d'avril 2001, p. 54), Henri Verneuil qualifie son élection à l'Académie des Beaux-Arts de "dernière page d'une modeste histoire d'intégration". Une intégration à la française, qui lui a permis de garder intacts tous les éléments de sa première culture, la seconde devenant alors un enrichissement exceptionnel: "Arménien, je suis ; plus Français que moi, tu meurs!" Henri Verneuil est décédé le 11 janvier 2001, ses obsèques ont été célébrées en l'église arménienne de Paris. Il a été inhumé à Marseille.

Jean Vuillemin (Pa. 40)

 
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